Yves Riesel fondateur du label Abeille Musique et du site de téléchargement en haute-fidélité Qobuz.com œuvre ainsi dans les deux secteurs d’activité, production et distribution. Il est donc un acteur légitime pour commenter les déboires actuels de la filière musicale et les tentatives pour la relancer, aux retombées financières incertaines pour les créateurs.
Quelles ont été vos motivations pour créer la plate-forme Qobuz.com ? Valoriser la musique digitale ET la musique en général, notamment en proposant une qualité sonore équivalente au CD ?
Avant même de parler de qualités intrinsèques à la musique que nous vendrions, en particulier la qualité de son, la première idée derrière la création de Qobuz était l’impérieuse nécessité qu’il y avait, selon nous, à faire émerger une plate-forme locale, française, à vocation internationale, susceptible d’être un partenaire abordable pour les producteurs et les acteurs français. Lesquels n’ont pu hélas que constater l’incapacité en la matière des anciens acteurs français de la distribution de la musique, qui a permis que le marché soit désormais, passez-moi l’expression, “défoncé” par les acteurs internationaux. Il y a quatre ans, on pouvait encore espérer autre chose.
Vous déclariez à vos débuts en 2009 que la qualité se généraliserait, êtes-vous toujours de cet avis aujourd’hui ?
Bien sûr. Constatez par exemple le « boum » actuel de l’industrie des accessoires du son. On constate une prolifération de nouveaux casques audio, et pas bon marché. Et dans le domaine du haut de gamme, c’est une profusion de nouveaux appareils. L’un des grands manquements de la musique légale depuis 10 ans a été de négliger tout ce qui touchait à la qualité, de penser qu’on vendrait de la musique sur Internet exactement comme dans les rayons de la Fnac. De penser que la vie allait continuer sur Internet comme à l’époque des hypermarchés, même culturels, où il suffisait de livrer des palettes à l’heure pour faire son chiffre. Et bien non.
Vous tabliez sur 10 % de part de marché pour Qobuz.com, qu’en est-t-il aujourd’hui ?
Je ne me souviens pas avoir proféré un tel pronostic ; mais il se trouve que dans les domaines du jazz et du classique déjà, il semble bien que nous soyons déjà, d’après nos fournisseurs et les chiffres du Top au-dessus de cela sur bien des nouveautés. Et en fait, 10% c’est un peu modeste, mais oui ce sera un premier cap à passer !
Le rapport de l’Observatoire de la musique du dernier trimestre 2010 attire l’attention la concentration de l’offre numérique, avec comme principales victimes les labels indépendants. Sur Electronlibre vous rappelez d’ailleurs la disproportion des forces en présence : « Les majors ont d’autres moyens, d’autres réserves et d’autres actifs amortis que les autres producteurs. » « Comment assurer une présence et une exposition suffisante à ces acteurs essentiels de la diversité culturelle ?
La clef de la liberté, en général, c’est de pouvoir se lever, marcher, courir, avec ses propres jambes, ou celles que vos amis vous prêtent en cas de besoin. Vous aurez plus de mal à voyager dans le bus de vos adversaires de classe ! Dans le domaine de la musique, l’indépendance de la distribution est le point essentiel. Distribution intermédiaire indépendante de qualité (à l’inverse du travail de cochon de la plupart des agrégateurs) pour relier producteurs indépendants et plates-formes de musique en ligne d’une part ; sites de musique en ligne indépendants, qui ne soient pas pour de mauvaises raisons les serviteurs des acteurs les plus forts et les plus riches.
Streaming payant ou gratuit : pas aux dépens des fournisseurs
Le streaming pressenti par nombre d’acteurs de la culture comme la solution n’apparaît plus aujourd’hui comme une certitude. Au mieux comme une exposition pour faire connaître les artiste, mais sans certitude d’achat derrière ?
Le problème principal n’est pas que tel ou tel site soit content du prix auquel il paie la musique dont il a besoin pour travailler et justifier son modèle économique ou une offre qu’il juge bon de proposer aux internautes. Le problème est qu’il faut que les producteurs gagnent suffisamment pour produire avec l’argent de la musique numérique – et pas seulement les plus gros producteurs et les artistes les plus populaires.
Et en ce qui concerne l’alternative streaming/ téléchargement, le problème n’est pas de choisir ou de préférer, ou même de vouloir absolument qu’un modèle (le streaming) “déverse” ses clients dans le téléchargement parce que il ne serait pas suffisant en tant que tel. Ce qui compte c’est la recette collectée. Donc, un modèle où il n’y aurait que des abonnements, par exemple – pourquoi pas – mais alors des abonnements segmentés, pour financer tel ou tel répertoire vraiment, pas avec les miettes laissées par la grosse variété dans les abonnements à 10 euros. Si les abonnements sont trop bon marché pour financer tel ou tel genre ou type de travail artistique, alors il faut retirer ces genres ou ces artistes des abonnements à 10 euros. Un abonnement à toute la musique du monde permettant à tout le monde de vivre avec sa part de marché, coûterait certainement 50 ou 60 euros. mais tout le monde n’a pas besoin de tout. Il y a des radios qui peuvent vous satisfaire pour les genres musicaux qui ne sont pas votre préoccupation principale. Mais quand vous « usez » un répertoire en l’écoutant beaucoup, il faut que la recette aille principalement aux gens qui ont créé ce répertoire pour vous. Tous les modes de monétisation de la musique sont bons et peuvent coexister – du moment qu’ils rapportent aux artistes et aux producteurs. Il n’y a pas à choisir a priori.
Quelques labels refusent la présence sur des plates-formes streaming, Deezer ou même la votre, comprenez-vous leur attitude ? Pourquoi ne pas proposer une offre de téléchargement sans streaming pour ces derniers ?
C’est déjà fait en ce qui concerne Qobuz. Je crois savoir que ce n’est pas le cas de Deezer, et c’est regrettable. Mais ils pensent qu’ils pourront toujours passer en force – ils devraient prendre des cours de culture générale, afin de comprendre qu’on ne se développe pas aux dépens de ses fournisseurs. On ne peut pas, sous prétexte de nouvelles technologies et de nouveaux usages, se comporter en prédateur permanent.
Quelle formule liée aux nouveaux usages, abonnement streaming payant ou autre, serait viable pour tous les acteurs, producteurs de musique, artistes et plates-formes ? Une offre à 13 € ? Avec les offres d’abonnement au streaming payant, ne risque-t-on pas atteindre rapidement un palier rentable pour les majors du disque aux gros catalogues, mais pas suffisant pour les labels aux parts de marchés et références moindres, constituant la néanmoins légitime et rémunératrice longue traîne ?
J’ai déjà eu l’occasion de dire qu’un forfait-musique devra dans le futur, afin de financer la production, fonctionner par « tiroirs », en fonction des choix et des exigences particulières de chacun, comme l’offre de télévision par bouquets, par exemple. Non, je ne crois pas qu’une offre à 10 ou à 13 euros puisse permettre de faire vivre sérieusement la production, et d’améliorer l’offre, de l’enrichir, de la documenter – elle l’est aujourd’hui bien mal. D’ailleurs je note que personne n’a demandé aux éditeurs de presse ou de livres de proposer une offre à 10 euros pour tous les livres et la presse – alors pourquoi faudrait-il qu’en musique ce soit le cas ? Il faut segmenter les offres d’abonnement. Donner accès à toute la musique du monde pour 10 euros et donner tout le répertoire de la musique du monde pour 10 euros, ce n’est pas pareil. Quand on veut distribuer de la musique, encore faut-il comprendre que sans la création financée, il n’y a pas de futur, et ne pas croire que la musique c’est une poignée de succès à vendre aux publicitaires.
Que vous inspirent les packs “braderie” Spotify 15 morceaux pour 12,99 €, 40 morceaux pour 30 € ou 100 morceaux pour 60 €. Soit le prix par titre respectivement à 87, 75 ou 60 centimes ?
Les abonnés payants au streaming de Spotify ne téléchargent pas, et pour cause : ils ont le téléchargement offline inclus dans ce service et s’ils téléchargeaient chez les affiliés de Spotify ils achèteraient la même qualité. C’est pourquoi les abonnements à 10 euros sont très insuffisants en termes de revenus pour les producteurs. Il faudrait je ne sais combien de millions d’abonnés. La politique de packs Spotify de téléchargement vise a créer, même à prix réduit, du CA aujourd’hui inexistant auprès des utilisateurs du gratuit de ce service. C’est mieux que rien.
Le CD victime du désengagement et de la perte d’expertise de Fnac, Virgin et consorts
Toujours sur Electronlibre, vous regrettez la passivité des acteurs indés : « Depuis les débuts de la musique numérique, les indépendants ont été constamment, malencontreusement, suivistes » ? Avaient-ils le choix, pouvaient-t-ils financer un modèle alternatif et s’offrir le luxe de boycotter les gros ténors comme iTunes ?
Ils ont été vendre là où cela vendait, ce qui est bien normal. Pour autant, il eût sans doute été intéressant de penser que le périmètre du métier, dès lors qu’on admettait que les règles du marketing avaient changé, devait bouger d’urgence vers le B2C (NDLR : business to customers), pour défendre l’accès au marché. J’en reviens à ce que je vous disais plus tôt : marcher avec ses jambes est une garantie de liberté. À terme, nous paierons très cher ce iTunes sur-dominant. Je me souviens des reproches, que je trouvais à l’époque un peu rétrogrades, de certains vieux briscards du métier qui reprochaient le fait qu’on se soit précipité pour vendre des CD aux hypers plutôt que de prendre soin des magasins indépendants. Avec le recul, je pense qu’ils avaient raison. C’est pour tenter l’aventure d’une distribution B2C indépendante qu’en ce qui nous concerne nous avons bougé notre périmètre de métier en créant Qobuz, une plate-forme à l’esprit indépendant mais qui offre tous les répertoires, y-compris les majors, une plate-forme ouverte à tous, car dans le domaine de la musique numérique il est injouable de ne pas proposer aux amateurs l’ensemble des catalogues. Je ne crois pas à des micro-plates-formes où se retrouveraient une poignée d’indépendants vertueux mais qui s’ennuieraient entre eux.
Par rapport à la crise de la musique enregistrée, l’industrie du disque n’a-t-elle pas enterré trop vite le support physique et n’aurait-elle pas dû continuer à le promouvoir en parallèle au lancement d’offres numériques ? Ceci aurait permis de ne pas déshabituer le consommateur à payer la musique et donc à la valoriser ? (les supports physiques représentent encore 80 % des ventes en France)
Je crois que mes confrères et moi-même avons soutenu le CD jusqu’à présent ! Sous ma casquette Abeille Musique, je maintiens en stock 25 000 références actives, 800 000 CD que je peux livrer demain matin. Ni les producteurs ni les distributeurs n’ont enterré le CD : ils sont victime du désengagement, de la perte du sens commun, de leur expertise par la Fnac ou par Virgin. Ces chaînes ont moins bien géré le problème de la décroissance que les producteurs et les distributeurs. Elles ont dégoûté leurs clients, qui sont passés chez iTunes ou Amazon. Un échec directement lié à leur arrogance et à leur incapacité à comprendre ce que Internet a induit. Avant leur échec sur la musique en ligne, ils ont été une première fois en échec sur la simple de vente de CD sur Internet, qui était l’étape en effet intermédiaire. Leur échec, celui de la Fnac en particulier, a englouti par exemple le marché classique. C’est pathétique. Et maintenant, coup de pied de l’âne, la Fnac s’est lancée sur son site dans le soutien à l’import sauvage. Ce qui s’appelle jeter Bébé et l’eau de son bain.
Un Centre national de la musique (CNM) légitime s’il favorise l’émergence de modèles économiques pour tous les répertoires
Que pensez-vous du futur Centre national de la musique (CNM) ? Peut-il réellement changer la situation ? N’est-ce pas une action en amont mais qui ne s’attaque pas au véritable problème qu’est la dévalorisation de la musique auprès du public ?
Je me méfie des docteurs qui se trompent de diagnostic. Pour cela je me méfie des bonnes intentions de l’État, qui semble parfois en état d’incompréhension de nos problèmes parce que, il est vrai, l’industrie de la musique enregistrée a longtemps vécu (à l’inverse du théâtre, du cinéma, voir des lettres…) en autogestion vertueuse sans rien demander. Les répertoires difficiles étaient financés par les grosses ventes, la culture de la subvention n’y était pas très développée. La dévalorisation de la musique, c’est en premier lieu cette idée que le consentement à payer n’a plus lieu d’être. Je ne voudrais pas passer pour mercantile – mais pour utiliser une expression atroce, payer c’est être libre ! Du moins dans une société qui n’est pas aussi idéalement communiste qu’on pourrait la rêver…
La solution à la sortie de crise de la musique enregistrée est simple à dessiner : il faut proposer des modèles économiques qui puissent permettre de produire et diffuser tous les répertoires. Elle est délicate à mettre en place car s’il existe un tronc commun d’intérêts évidents à toute la filière (sauf peut-être la Spedidam (NDLR : société de gestion des droits des artistes-interprètes), il n’y a pas « une » musique mais « des » musiques. Dans un premier temps on ne s’est préoccupé que des répertoires mainstream, les autres répertoires ont le sentiment d’être laissés sur le bord de la route.
Notre industrie est comme un long train dont les deux premiers wagons sortent à peine du tunnel. Derrière, il y a un long convoi resté dans le noir et qui lui n’est pas sauvé. Voilà pourquoi, sans rentrer dans les détails, je ne suis pas opposé au CNM si c’est pour soutenir une industrie sinistrée, victime, composée de professionnels qui savent ce qu’ils font ; si le but n’est pas de la mettre en coupe réglée pour assouvir je ne sais quel fantasme d’interventionnisme étatique. A cet égard le débat sur la licence légale ou la gestion collective nous montrent ce que sont de mauvaises réponses à un problème mal compris par des gens qui veulent le bonheur de la musique contre ses meilleurs professionnels !
Il faut laisser jouer le marché, mais aussi créer et aider à la création d’acteurs vertueux de ce marché. Voyez par exemple l’erreur funeste qui fut celle de Christine Albanel, ex-Ministre de la Culture, qui pantoufle maintenant chez Orange, supporter aveuglée et peu compétente, avant et après son départ du gouvernement, du streaming gratuit représenté par son héraut Deezer, dont tout le modèle économique est aujourd’hui remis en cause, heureusement, tout comme bientôt celui des abonnements bradés à Orange !
Pendant ce temps, un service comme le mien a hurlé dans une chambre sourde en défendant un modèle fondé sur la qualité, pendant que les trompettes de la renommée allaient à des gens qui expliquaient que le téléchargement était ringard – les mêmes qui se mettent maintenant à en vendre !
J’en terminerai en mentionnant que les dernières nouvelles du « cloud » musical nous disent, par exemple pour iTunes, que l’avenir du modèle est moins dans le streaming généralisé qu’on nous annonçait être le futur du bonheur musical, que dans un assemblage de musiques synchronisées et accessibles de partout sous différentes formes.
L’avenir est à la diversité, à tous points de vue.