Première rencontre de la série, Sean Bouchard, fondateur du label Talitres partage son point de vue et ses expériences de label indépendant Français.

Je vois aussi, parfois, cette crise comme une remise en question nécessaire des acteurs de notre milieu.

1. Comment s’est créé ton label, et comment a-t-il tenu depuis 15 ans malgré les bouleversements de l’industrie musicale ?

Le label a été créé sur un coup de tête (ou coup de cœur) à l'orée des années 2000. Ingénieur agronome de formation, j'ai donc basculé vers l'industrie musicale au moment même où celle-ci commençait une crise que tout le monde prédisait durable et profonde. Ce fut le cas. Talitres est en quelque sorte une petite entreprise qui a toujours connu la crise, qui s'en est (parfois) accoutumée, à essayer de la contourner et de tirer les quelques bénéfices que celle-ci peut tout de même proposer. Car oui je vois aussi, parfois, cette crise comme une remise en question nécessaire des acteurs de notre milieu. Remise en question bien trop faiblarde à mon goût.
Tenir malgré les bouleversements c'est savoir être élastique, souple et savoir parfois réorienter certains choix. C'est se dire aussi très vite qu'il faut ouvrir les frontières (pour ouvrir les marchés), et ne pas se contenter d'un marché français qui peut rapidement devenir étriqué. Talitres possède un catalogue très axé sur l'international et il faut se servir de cette singularité : pousser des portes au-delà de nos frontières pour diffuser le plus largement possible nos sorties, explorer d'autres pratiques pour en tirer le meilleur parti. Dans une même idée, j'ai très tôt diversifié les activités de la structure: entrepreneur de spectacles, éditeur, ponctuellement attaché de presse, intervenant. Outre le fait que cela permet de multiplier les revenus, cela permet de diversifier les réseaux et de réfléchir plus globalement.
Enfin, et c'est sans doute là l'essentiel, accorder à la signature artistique la place centrale qu'elle mérite. J'ai toujours considéré que Talitres devait être un label avec une identité propre, de par son catalogue, de par son image, de par le discours qu'il peut porter. Essayons de faire cela quelques années encore.

2. Quelles ont été tes erreurs et tes réussites ?

On est dans une situation assez schizophrène où il faut savoir multiplier les marchés et les activités tout en essayant de se satisfaire de ressources humaines extrêmement limitées. Vouloir tout porter à bout de bras présente des risques indéniables. A force de vouloir tout gérer en interne, on risque de papillonner et donc de perdre certaines opportunités. Les activités éditoriales sont longtemps restées en dormance. J'avais besoin de dynamiser ce point, de pouvoir proposer une collaboration concrète à mes artistes, d'avoir des arguments convaincants pour que mon catalogue éditorial puisse s'enrichir au fil des sorties du label. Dont acte ! Je collabore depuis quelques années avec un éditeur parisien. Je vois cela comme une mise en commun de nos forces, de nos réseaux, de nos spécificités.
Sans vouloir dresser un florilège de mon catalogue, je pense que mes réussites sont essentiellement artistiques.
Les erreurs furent diverses: une sortie mal coordonnée sur l'ensemble des territoires, des choix stratégiques pas toujours opportuns, etc… L'erreur la plus récurrente, et celle sur laquelle je veille donc particulièrement désormais, est d'avoir eu à quelques occasions des contrats (de production ou de licence) pas systématiquement équilibrés entre l'artiste et le label (en la défaveur de la structure bien sûr).

3. Selon toi, quels sont les éléments nécessaires aujourd’hui pour continuer à exercer métier? (équipe, financements, diversification, stratégie, réseaux, lois…)

Les premiers conseils que je pourrais donner à ceux qui veulent débuter ou continuer à exercer ce métier sont ceux que je donne généralement à certains groupes : soit ambitieux mais raisonnable, porte tes projets avec passion mais ne soit pas le premier groupie de tes artistes, fais preuve de patience et travaille. Cela peut paraître tarte à la crème de dire cela mais c'est essentiel. Gérer un label est gérer une entreprise, nous sommes là pour porter un projet artistique, la défense d'une nécessaire diversité, sachons le faire avec plaisir, envie mais aussi et surtout avec rigueur.
Bien sûr continuer la voie de la diversification et essayer de réfléchir globalement, tenter - si possible - d'avoir une stratégie sur le moyen et long terme, même si l'on sait que nos perspectives se situent souvent sur le très court terme. Bienvenu sur les terres de la contradiction !
Réfléchir globalement c'est aussi réfléchir collectivement et en réseau (structuré ou non). Échanger avec ses pairs c'est considérer que ceux-ci sont avant tout des partenaires, et que par un système réciproque de monte-charge on peut tenter de maîtriser et d'améliorer notre avenir. C’est essentiel, même si ce n’est pas simple bien sûr de mener tout cela de front, pas simple non plus de savoir prioriser les tâches.
Enfin les financements...., nerf de la guerre bien sûr. Tendre vers la plus grande autonomie possible doit rester une ambition. Accepter les aides publiques est-ce synonyme de la perte de notre fondamentale indépendance ? Étant donné ce qu'elles représentent actuellement (8 - 10 % de notre CA), et étant donné la façon dont elles sont pensées (là encore collectivement, et au plus proche de nos besoins), je ne le pense pas.
Ultime point: la formation et la maitrise du secteur (ses lois, ses obligations, ses stratégies, les mutations continuelles). Évidemment plus qu'indispensable.

Visiter le site du label : http://www.talitres.com